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Lettre à un jeune Directeur d’une filature de coton en 1885

 Extrait du livre : « La Filature du Coton, Numéros moyens et gros, suivie du travail des déchets et cotons gras », par E. SALADIN, professeur de filature et de tissage à l’Ecole des sciences appliquées de Rouen.
Imprimerie Léon Deshays, Editeurs, 58 rue des Carmes. 1885. 416 pages 21x27.
Livre ayant appartenu à Léon THIRIEZ, filateur à Loos. - Pages 401 à 403.

Mon cher Ami,

Votre lettre m’a fait grand plaisir, en m’annonçant votre prochaine entrée dans l’honorable maison X…, et surtout par l’assurance qu’elle me donne de la ferme intention que vous avez de vous distinguer dans la science difficile de la filature et dans celle plus difficile encore de conduire les hommes.

Puisque vous me demandez mes conseils sur vos fonctions en général, je viens vous parler en père, comme je l’ai fait dernièrement pour votre ami Y…, qui a bien voulu aussi me consulter et qui, si je ne me trompe, n’a pas eu à s’en repentir.

En entrant dans la fonction, faites trois parts de votre vie, que l’on peut résumer comme suit : devoirs envers vos patrons, devoirs envers les ouvriers que vous aurez à diriger et devoirs envers vous-même ; ces trois points bien compris, vous devez réussir et vous réussirez.

Devoirs envers vos patrons :

Vous devez chercher à gagner leur confiance en leur prouvant par vos actes qu’ils peuvent compter sur votre entier dévouement à leurs intérêts.
On a dit quelque part : « notre ennemi, c’est notre maître ».
N’écoutez pas ces suggestions ridicules d’un orgueil mal déguisé et soyez persuadé qu’en ce monde, nous devons toujours obéir, et que si nous ne le faisons à nos devoirs professionnels et à notre conscience, nous tomons dans l’empire de nos passions.
Du moment qu’il est admis qu’il faut obéir, faisons-le franchement, carrément, sans arrière-pensée et avec la ferme conviction que nous sommes dans la bonne voie.

Devoirs envers les ouvriers :

Vous vous rappellerez toujours qu’ils sont vos inférieurs, et que leur éducation, qui a pu laisser à désirer, ne leur a pas permis d’acquérir les belles qualités du cœur que vous avez reçues de votre famille. Mais tout en leur faisant sentir que vous êtes leur supérieur, faites-le sans dureté, avec indulgence et douceur.

Appliquez vous à gagner leur confiance en leur faisant voir que, si vous leur donnez des ordres, c’est dans l’intérêt commun de leur travail dont ils touchent le salaire, des patrons qui sont vos chefs à tous, et de vous-même qui devez faire prospérer l’usine dont ils vous ont confié la direction.

Attachez-vous à leur rendre leur travail, je ne dis pas agréable, car leur labeur, hélas, ne peut en aucun cas être considéré comme tel, mais du moins supportable , en leur donnant quelque encouragement, soit en paroles, soit en les prenant par l’intérêt.

Quoique votre âge ne le comporte pas, attachez-vous néanmoins à prendre sur eux un ascendant pour ainsi dire paternel.
L’autorité n’a pas d’âge, c’est la supériorité de votre éducation, de vos sentiments et de vos connaissances qui doit assurer l’ascendant dont je vous parle.
Ce sentiment, je l’ai éprouvé moi-même, car je me suis trouvé de très bonne heure à même de le mettre en pratique vis-à-vis de personnes beaucoup plus âgées que moi, et qui cependant m’obéissaient avec empressement, parce que je les traitais bien et que j’étais à même de leur rendre quelques services.

Votre action sur eux doit être plutôt persuasive que coercitive, car, avec leur confiance, vous obtiendrez bien plus que par la rudesse, et votre énergie, combinée avec la leur, donnera des résultats plus certains que par les menaces.

Traitez vous subordonnés avec fermeté, justice et douceur, sentiments qui ne sont nullement incompatibles ; songez combien ils sont à plaindre d’être réduits à travailler du matin au soir, pendant de longues années, avec peu d’espoir de ne jamais sortir de leur condition et n’ayant pas le temps d’être malades.

Je suis loin de vous conseiller de vous immiscer dans leur vie privée , cependant vous pouvez quelques fois (avec beaucoup de discrétion) provoquer de leur part des confidences qui vous feront entrevoir de bin grandes douleurs, et alors, je ne doute pas que votre bon cœur ne vous dicte de ces paroles de sympathie qui soutiennent, fortifient  et consolent.

Envers vous-même :

Rappelez-vous toujours que, pour être respecté, il faut être respectable, c’est-à-dire de ne jamais rien faire qui puisse donner lieu à des critiques sur votre conduite privée.

Ne donnez jamais un ordre sans avoir examiné le pour et le contre, s’il est juste et dans l’intérêt des patrons et de l’usine, mais, quand vous l’aurez donné, qu’il soit irrévocable et assurez-vous qu’i a été exécuté à la lettre.
Si je vous rend attentif à l’examen préalable des ordres à donner, c’est que, selon la parole du sage, que vous connaissez aussi bien que moi, errare humanum est, l’homme est sujet à se tromper ; donc, dans l’intérêt des chefs, comme dans celui de vos subordonnés et de vous-même, vous devez, en quelque sorte, faire mentir cette maxime, car rien ne déconsidère un directeur, comme la preuve de son erreur et de son injustice.
L’autorité d’un supérieur est grandement accrue de la sûreté du commandement, comme de la douceur que je vous conseillais tout à l’heur à l’égard des inférieurs.

Cherchez à avoir de bons contremaîtres, observez-les, étudiez leur caractère, et ne perdez pas un temps précieux en conversations inutiles.

N’ayez qu’un but, qu’un objet, la bonne marche et la prospérité de l’usine. Instituez, une fois par mois, un jour de repos, une réunion de votre état-major pour vous entretenir des perfectionnements à apporter, du mieux à réaliser ; écoutez les observations avec attention, notez-les, car il y a souvent de bien bons avis à recevoir, même de ses inférieurs.
Ecoutez beaucoup de parlez peu.

Le matin, vous devez être le premier à l’atelier, et, le soir, le dernier à en sortir.
Chaque fois, à la reprise du travail, faites une tournée générale, en commençant par le moteur, puis, un peu plus tard, une ou deux tournées de détail en examinant tout ce qui intéresse la fabrication.
Je vous l’ai toujours dit, la corderie est l’âme de la filature, c’est donc aux opérations préliminaires qu’il faut accorder le plus d’attention.   …/… (NDRL : détail des instructions par atelier)

Je ne saurais trop vous engager à prendre une habitude qui m’a été souvent très utile dans ma carrière industrielle, c’est celle de tenir un agenda où sont notés les évènements journaliers qui arrivent dans l’usine, tels que : accidents, blessures, arrêts du moteur, réparation aux machines, garnissage de cardes, etc… qui formera par la suite comme un historique de l’établissement.

De plus, vous aurez un grand cahier, dont chaque fois deux pages contiguës seront réservées à l’épure d’une machine, en commençant par le moteur ; vous y consignerez tous les engrenages et pignons dont les dents seront comptées avec soin, les diamètres des arbres, des poulies, des tambours, les manchons, etc.
A côté de la représentation de la machine, vous ferez tous les calculs qui y ont rapport.
De la sorte, une fois pour toutes, vos mesures prises, vous n’aurez qu’à le consulter pour trouver tous les renseignements que vous pourriez désirer, si un changement quelconque était à faire.

Servez-vous souvent des instruments de vérification, car on en saurait trop s’éclairer et se rendre compte de la marche des machines de filature pour arriver à des produits bien réguliers et bien classés.

Enfin, soyez sans cesse à votre affaire et que l’on vous voie toujours occupé de vos fonctions ; songez qu’il n’y a rien de tel que l’œil du maître.

Montrez ce que vous êtes, sans forfanterie et sans affectation : un jeune homme énergique, dévoué, capable et bon.

Je ne puis mieux finir cette lettre qu’en vous souhaitant bon courage, en vous répétant une devise en tête de cet ouvrage ((NDRL livre « la filature du coton »), et qui a présidé à mon travail :

Volonté fait tout

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